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                                       Une des questions qui sont les plus fréquemment soulevées dans les  discussions en équipe et lors des supervisions en institution concerne  l’ambiguïté de notre intervention ou de notre accompagnement, dans la mesure où  l’on peut considérer qu’ils maintiennent le résidant dans un état de dépendance  et donc entravent ou ne favorisent pas l’émergence d’une prise en charge du  résident par lui-même, risquant ainsi de compromettre ce qu’on appelle son  autonomie. Va-t-on l’accompagner chez l’AS du CPAS, à la banque, chez  l’avocat ;  téléphoner à sa place ou  avec lui, gérer avec lui  son argent, sa  médication etc. ou ne va-t-on pas le faire ? Voilà la question qui est  souvent débattue et qui, si elle était débattue jusqu’au bout, devrait  d’ailleurs également aller jusqu’à mettre en question l’existence même de l’équipe  qui se la pose, car  accueillir et  prendre soin de personnes c’est déjà d’une certaine façon suppléer à une  incapacité, ne pas le laisser à leur autonomie. 
         Si j’évoque le  paradoxe d’une assistance ou d’un accompagnement nécessaires dont on pense en  même temps qu’ils empêchent que le sujet puisse s’en passer un jour, ce n’est  pas tant par goût du paradoxe que pour interroger une idée de l’autonomie  comme abolition de toute adresse ou de tout  recours à l’Autre, présentée comme  le  but suprême de l’évolution individuelle.   Je propose donc d’interroger une idée de l’autonomie qui voudrait la  mesurer en degrés d’éloignement d’un pôle institutionnel et en degrés de  proximité à un pôle de vie non institutionnel. Et, à titre d’exemple, poser la  question de savoir s’il faut considérer que la personne qui réside pendant des  années dans un appartement supervisé est moins autonome ou plus autonome que  celle qui réside chez ses parents ou dans un appartement tout proche de celui  de ses parents.  Ou si la personne qui  vit seule dans un studio en ville est plus autonome et donc moins  « régressée » que celle qui vit en ménage dans un appartement  supervisé  ou le contraire.  
                                Les impasses de l’autonomie 
                                       Souvent la notion  d’autonomie sert surtout à présupposer une finalité du dispositif  institutionnel qui consisterait, en parallèle au traitement médical dispensé,  en un apprentissage ou en un ré-apprentissage de certaines compétences  comportementales indispensables, conçues comme plus ou moins indépendantes de  la problématique clinique de la personne. Or, un tel présupposé est démenti par  l’expérience. Car nous savons que ces « compétences » sont tout à  fait corrélatives du contexte relationnel où se joue l’évolution clinique de la  personne. Tout le monde sait que les institutions existent plus comme une  réponse pratique alternative à des situations humaines complexes que comme  lieux d’apprentissage de compétences, devant permettre un retour dans ces mêmes  situations.  Ce serait avoir une vision  aseptisée de la vie humaine que de la réduire à un inventaire de fonctions à  exercer, comme si elle ne comportait pas par elle même une complexité et une  conflictualité à la fois interpersonnelle et intra-personnelle qui en  constituent toute l’épaisseur existentielle et toute la virtualité clinique.  Les enjeux de l’existence humaine ne se distribuent pas sur une échelle  évolutive des fonctions, allant de l’infantile à l’adulte, mais sont la  conséquence d’une difficulté intrinsèque, une difficulté que l’être humain  rencontre à tout âge, celle de nouer ensemble, simultanément, des dimensions de  la vie qui ne vont pas automatiquement ensemble. La vie humaine consiste moins  à passer d’un point à un autre : de la dépendance à l’autonomie, de  l’imaginaire au symbolique, de l’émotion à la raison, par des étapes ou par des  stades intermédiaires, qu’à trouver à chaque époque de la vie une conciliation  ou une compatibilité entre ces dimensions diverses.  Chacune de ces dimensions comporte son envers  et c’est tout le drame ou la comédie de la vie que d’essayer de les tenir  ensemble. Par exemple, les problèmes relationnels, auxquels les sujets que nous  accompagnons ont affaire, sont d’une bien autre nature que le simple problème  d’acquérir des compétences.  Ils sont  bien plus de l’ordre de concilier deux impossibilités plus radicales :  celle de vivre seul et celle d’interagir avec les autres, comme en témoigne ce  sujet qui dit avoir besoin de chaleur humaine, mais supporte difficilement une  forme de logement qui inclut la présence d’autres personnes.
         Ainsi, en ce qui  concerne les notions de dépendance et d’autonomie, il est clair qu’elles  doivent moins être abordées comme des notions successives sur l’échelle du  progrès mental, que comme deux notions simultanée, dont la difficulté consiste  bien plutôt  dans le fait de les tenir  ensemble.  Si on prend la chose à un  niveau moins pédagogique et plus existentiel, on se rend compte  que bien souvent la difficulté consiste plus  dans le fait d’amener un sujet vraiment « autonome » – au sens  où il se donne à lui-même sa propre loi, selon la définition retenue –  l’amener à consentir à une certaine dépendance, que dans le fait de favoriser  le passage de la dépendance à l’autonomie, si on entend par  « dépendance » le fait de tenir compte de l’Autre, de souscrire à un  certain réglage collectif des choses, d’accepter l’intervention d’un  tiers.  Dans bien de cas, le problème est  d’arriver à modérer, ou de trouver comment concilier avec d’autres dimensions  de la vie, l’affirmation de sa propre indépendance, la volonté d’obtenir  justice, l’exigence d’être maître de son argent ou de faire des cadeaux  à qui on veut, et non de pousser le sujet à  s’affirmer.  On sait que bien souvent le  recours à l’administration provisoire des biens est vécu par le sujet, dont on  voudrait réguler les dépenses afin qu’il puisse mener une vie plus autonome,  comme une atteinte à son… autonomie.   Ainsi, le père d’une patiente avait décidé de faire une donation à sa  fille, hébergée dans un IHP, mais à la condition que la gestion de l’argent  soit confiée à un avocat, ce que la patiente avait refusé au nom de son  autonomie. Dans ce cas, la solution, consistant au fond à concilier deux formes  opposées d’autonomie, fut trouvée en suggérant à la patiente de demander  elle-même à avoir un administrateur provisoire des biens de son choix.  
          Parfois, c’est dans  le registre de l’amour et de la sexualité que le sujet revendique son autonomie  alors même que les expériences dans lesquelles il s’engage font l’objet de sa  plainte constante.  D’un côté, il se plaint  de la violence ou de l’exploitation dont il fait l’objet, mais de l’autre il ne  peut ou il ne veut pas rompre avec le partenaire.  Comment alors intervenir et répondre à la  demande d’aide tout en prenant en compte sa volonté de ne pas rompre ou de continuer  la relation ?  On connaît la  réplique fulgurante qu’un thérapeute s’était attiré lorsqu’il était intervenu,  dans une situation analogue, dans le sens de limiter la mainmise du partenaire  sur le sujet : « Mais c’est mon mari !  De quel droit vous permettez-vous de le  critiquer ? ».
          Par contre, sur un  autre versant de la clinique, c’est plutôt le rapport du sujet à lui-même, et  en particulier à son corps, qui témoigne de ce qu’on pourrait considérer comme  une sorte d’« auto-suffisance » qui est au fond une autre forme  d’autonomie. Vivre dans une insouciance à l’égard de toute exigence relative à  l’hygiène ou à la tenue vestimentaire, à la qualité de la nourriture, à la  température qu’il fait, au désordre de sa chambre, voire au payement des  factures est le signe, après tout, d’une forme d’autonomie par rapport à  l’Autre.  Cela fait du sujet un  « homme libre », non soumis à la contrainte d’idéaux ou d’obligations  sociales, même si cette « auto-suffisance » a, bien sûr, des  conséquences pour son être social ou pour sa santé.  De plus, elle est souvent  éprouvée par le sujet lui-même comme un vide  vital, une absence de tout intérêt et un manque d’énergie qui l’amènent bien  souvent à devoir les combler ou les anesthésier par ce qu’on appelle des  « dépendances » ( alcool, drogue, jeux de hasard )  qui sont le prix de sa liberté  absolue en quelque sorte.  A contrario, cette sorte d’« auto-suffisance »  du corps peut devenir à ce point insupportable au sujet lui-même qu’il ne sait  plus comment faire pour s’en débarrasser, pour se nettoyer sans arrêt d’une  crasse ou d’une puanteur qui sont la rançon d’une trop grande proximité à  soi-même, sans distance.  Les  « traitements » qu’il s’applique alors, au niveau du nettoyage de son  corps ou de l’espace où il vit, ne manquent pas à leur tour de créer des  difficultés pour sa santé ou pour sa cohabitation avec les autres.
                                Les impasses de la relation 
                                       Disons un mot aussi  des impasses que peut rencontrer l’abandon de cette auto-suffisance pour une  vie plus relationnelle. Aller vers l’extérieur, se lier à l’Autre ne constitue  pas toujours la solution.  D’autres  difficultés surgissent ici, qui ne sont plus la contrepartie de l’autonomie,  mais celles de la relation.  Grâce à ce  lien ou à ces liens, le sujet sort de son « autisme » ou de son vide  existentiel, peut mieux supporter son être, parce qu’il est devenu aimable du  fait de l’amour de l’Autre.  Former un  couple, ou même avoir un enfant avec un partenaire, peut paraître constituer un  progrès sur la voie de la normalité.  Mais  il constitue aussi souvent la source d’impasses relationnelles nécessitant un  séjour temporaire en institution voire une mise à distance plus prolongée des  partenaires,  soit que le sujet, ne  pouvant plus se passer du partenaire, finisse par lui devenir insupportable,  soit, au contraire, qu’il en ressente la présence comme quelque chose  d’intrusif. Tel homme, de qui sa compagne a exigé qu’il quitte le domicile, se  retrouve soudainement privé du soutien quotidien d’un partenaire qui lui est  indispensable pour maintenir une identité.   Maintenant, dit-il, « je n’ai plus quelque chose où je peux  regarder pour me projeter ».   « Tout seul, il n’y a plus de barrières, je ne sais plus si je suis  bon, si j’ai des qualités, c’est terrible, je ne peux plus m’arrêter, je  n’arrive pas à me fixer moi-même le cadre. »(1)  Tel autre, patient du « Wops de  nuit », cesse, au contraire, d’être tranquille dès que sa copine lui  propose d’emménager chez lui.  Pascal,  autre patient, à qui son ancienne femme permet maintenant de voir sa fille, dit  retrouver de la chaleur humaine auprès d’elles deux, mais on constate en même  temps que ces rencontres l’angoissent, car c’est la mère de sa fille qui décide  du moment et de la durée de ses visites, trois heures par semaine,  alors que lui n’en voudrait que deux.  Monsieur Hyde s’arrange, lui, de manière à  s’installer toujours chez l’une ou l’autre femme, pour finir par devenir  violent et insultant à son égard, non sans commettre des actes qui requièrent  l’intervention de la police.  Un apaisement  s’ensuivra lorsqu’ ayant rencontré une femme qui est connue pour avoir plus  d’un  partenaire, il ne se retrouvera  plus dans la position d’être tout pour elle et de devoir partager avec elle un  espace commun. La formule du « chacun chez soi » s’est avérée dans ce  cas être la solution favorable, ainsi qu’elle l’est dans bien des cas pour les  couples vivant dans des structures résidentielles : une forme  d’ « autonomie » individuelle protégée, si on veut, aux dépens  de l’autonomie du couple,  paraît permettre  une relation plus apaisée .  
         Ici, il faudrait  ouvrir tout le chapitre des paradoxes et des impasses de la relation avec les  propres parents ou avec les propres enfants du sujet.  Je me limite à les évoquer, puisqu’ils font  la trame même d’une problématique quotidiennement rencontrée en institution.  Tout en semblant réaliser pour le sujet, selon les termes qu’on utilise  souvent, un « retour vers son milieu naturel » – but explicite  du séjour en institution – nous savons que le « milieu naturel »  constitue aussi, d’une part, le registre d’ambivalences dramatiques et de  tensions, qui nécessitent le recours à un tiers, l’installation d’une certaine  distance, la présence de médiations, et qu’il absorbe souvent, d’autre part,  tout l’investissement du sujet, compromettant démarches et projets destinés à  mettre en place une forme de vie plus autonome. La jeune femme qui ne cesse de  se plaindre des agissements de sa sœur, trouve tout naturel de louer avec elle  un appartement, « parce qu’elle est ma sœur », et laisse tomber  tout projet. Le jeune homme qui ne cesse de dénoncer l’arbitraire et la  connerie du père, persiste, malgré toutes les solutions qui lui sont offertes,  à vouloir continuer à résider dans sa famille ; et, inversement, le père  qui ne cesse de subir la violence et les irruptions de son fils qui loge dans  une communauté, se refuse à vouloir simplement changer la serrure de la porte  d’entrée.  
         « Avec ma mère  on s’entend comme chien et chat », dit une autre jeune fille, alors  qu’elle ne peut s’empêcher de lui téléphoner 20 fois par jour.   
                                Pour une approche clinique  globale 
                                       Si je m’attarde un  peu à évoquer ces différents aspects de l’expérience dont nous sommes si  souvent les témoins dans notre accompagnement des sujets, c’est tout d’abord  pour nous amener à mettre en question le point de vue réducteur, réducteur de  la complexité de l’expérience, qui est souvent sous-jacent à cet idéal de  l’autonomie.   Ensuite, c’est pour nous  amener à nous interroger sur la cause des comportements considérés comme inadéquats  ou régressifs, « non autonomes », et à réfléchir à la forme que  doivent prendre, à la lumière de cette cause, notre accompagnement et nos  interventions. Il existe malheureusement, dans la clinique psychiatrique  contemporaine, une tendance à vouloir extraire les aspects problématiques de la  vie d’une personne de l’ensemble de sa vie, et notamment de sa dimension  relationnelle, relation à autrui et relation au monde, pour en faire des  « troubles » isolés, localisés dans une fonction, à l’instar des  syndromes de type médical, sans rapport les uns avec les autres et sans rapport  avec l’ensemble de l’expérience.  Si on  peut parler d’une rage de dents, d’une tendinite ou d’une infection urinaire  comme de phénomènes indépendants, cette approche ne marche pas dans notre champ  de travail, puisque, comme le rappel de ces quelques moments cliniques le  montre, les phénomènes de la conduite humaine sont corrélés entre eux, ne sont  pas indépendants les uns des autres, et s’enracinent dans  une même subjectivité.  Une problématique subjective, psychiatrique,  n’est pas la coexistence d’un trouble, ou d’un ensemble de troubles, et d’un  fonctionnement psychique personnel, le trouble faisant  l’objet d’un traitement médicamenteux, et le  fonctionnement psychique faisant l’objet, en parallèle, d’un programme  d’apprentissage. Les soi-disant compétences ou habilités, conçues comme des  fonctions séparées qu’il s’agirait de rééduquer, ne sont que des abstractions  prélevées sur une problématique relationnelle et existentielle complexe.  L’incapacité à se servir d’une machine, à  faire des courses, à gérer son argent, à se soucier de l’hygiène, à faire une  activité, à communiquer, etc. ne font que décrire les manifestations  observables d’une problématique subjective globale à laquelle il s’agit de les  référer, si on veut mettre en place un accompagnement efficace. 
                                La  séparation de soi
                                       Cette problématique  subjective se déploie selon deux grands axes inter-dépendants, l’un qui  concerne plus spécialement le statut du désir du sujet, et l’autre qui  concerne plutôt le rapport à l’Autre (ou, plus justement, le rapport de  l’Autre au sujet ) ; et c’est à l’origine des deux axes que  se situe la notion de séparation.  
                                
 
                                       Précisons tout de  suite que la « séparation » est à entendre non pas comme un moment de  l’histoire du sujet, mais comme un opérateur qui conditionne le style même de  cette histoire.  Nous en avons déjà traité  dans les travaux des journées précédentes, consacrées au transfert et au   passage à l’acte .  Nous en  reparlerons cette année, mais pour en accentuer un aspect qui est plus en  rapport avec la question de la dite autonomie qu’avec la question de la relation  à l’Autre.
         Partons du rappel,  qu’il n’est jamais superflu de faire, que l’être humain est constitué d’un  corps qui n’évolue pas seulement dans l’environnement naturel, fait de l’air  qu’on respire et du soleil qui réchauffe, mais aussi dans un environnement fait  de cultures, de langues, de traditions, de religions, d’institutions, de  savoirs etc. qui le façonnent et qui conditionnent le genre de buts et de  satisfactions qui le motivent.  Les  « compétences » qui sont requises pour évoluer dans cet autre  environnement – que nous résumons par la notion d’Autre – ne sont pas  programmées dans l’organisme, mais   s’acquièrent et se transmettent en interaction avec cet Autre même. 
         L’expérience de  l’être humain est, dès le plus jeune âge, dès sa venue au monde, immergée dans  cette interaction. Ainsi, même la manifestation des besoins élémentaires prend  d’emblée la dimension d’un message, d’un appel. Et leur satisfaction, par  conséquent,  ne consiste pas seulement à  fournir l’objet correspondant au besoin que l’enfant est censé avoir,  mais consiste aussi en une  « réponse », réponse qui détermine la nature de son être. Dans la  condition humaine, il n’y va pas seulement des objets que le sujet peut  recevoir, mais aussi de ce qu’il peut être, lui, pour l’Autre :  objet de son amour et de ses soins et/ou objet de ses exigences, de sa  possession, de sa domination, équivalent de l’objet de son fantasme (de  l’Autre). 
                                
                                       Ce qui veut dire  aussi que l’être humain vient au monde et est au monde, pour le meilleur et  pour le pire, selon une certaine modalité d’objet, autrement dit selon une  certaine valeur de jouissance, inhérente à son être.  Or, toutes les compétences et habilités, dont  un être humain est censé être doté pour évoluer dans son environnement propre,  ne sont en fait que les conséquences du mode et du degré selon lesquels il  se déprend ou il ne se déprend pas de cette condition primordiale d’objet.  La satisfaction des besoins primaires elle-même est affectée par la plus ou  moins grande distance prise par rapport à ce statut personnel d’objet.  
                                         C’est à ce niveau  structural que se pose la question de la « séparation », à concevoir  selon les deux aspects interdépendants qui la définissent : séparation de  l’Autre et, ce que nous allons accentuer aujourd’hui, séparation de soi,  séparation de cette forme d’être-soi qui se mesure en jouissance, si je puis  dire.  Ces deux aspects sont  interdépendants, car l’objet dont l’enfant, ou le sujet, se sépare, c’est  lui-même ( comme le montre le phénomène de l’objet transitionnel );  et s’il n’est plus cet objet, il n’est plus non plus ce dont l’Autre se  complète, il se sépare de l’Autre. Inversement, ne pas être l’objet dont  l’Autre manque, équivaut  à se séparer de  l’objet que l’on est.  C’est ce qui est,  par exemple, impossible à Schreber : il   ne peut s’arrêter de penser, car sa pensée est un élément de l’Autre,  une partie de son texte : s’il cesse de penser, il se déchire en quelque  sorte et se produit alors le « miracle du hurlement ». S’il ne peut  se séparer de l’Autre sans avoir le sentiment d’« être laissé en  plan », c’est qu’il n’est pas, lui, séparé de lui-même. Il n’est pas  marqué par le manque de soi, de soi-objet : il est l’objet, et c’est ce que son  destin délirant de femme de Dieu finira par montrer. 
         La séparation de  l’Autre est donc en même temps une séparation de soi comme objet. Mais l’aspect  séparation de soi comme objet gagne à être isolé comme tel et à cet égard on se  sert de la notion, avancée par Lacan, d’« extraction » de  l’objet : conçue  comme extraction du  plus intime de soi-même, du plus intime de son être. C’est cette extraction, en  tant qu’elle produit un manque, qui est la condition du désir. 
                                        1. Lorsque cette  séparation de soi à soi n’a pas lieu, il en résulte, en premier lieu,  - c’est le premier axe - une atteinte  « au joint le plus intime du sentiment de la vie », il en résulte un  trouble profond du ressort de la motivation. En effet, s’il n’est pas  affecté par un manque, un manque d’être, le manque de soi, le sujet n’est pas  animé par le désir d’aller vers l’être, puisque l’être, il l’est, lui ; il  n’est pas motivé par des choses à faire, des choses à avoir, des réalisations,  qui pourraient compenser ce manque.  Il  ne voit pas l’intérêt de tout ça, de ce qui existe hors de lui, dans la mesure  où, lui, s’auto-suffit,  coïncidant avec  son être, se satisfaisant de son être là – bien que cette  « satisfaction », comme je l’ai déjà suggéré, ne soit pas  nécessairement synonyme de plaisir et puisse même devenir insupportable au  sujet lui-même. Dès lors, en l’absence de « séparation » d’avec  l’objet, d’extraction de l’objet, la réalité humaine, l’image du corps, la  communication ne sont pas investis, perdent toute signification. Ils ne  recèlent pas ce qui peut causer le désir, vu que l’objet  est resté, comme réel,  du côté du sujet.
                                
                                 
                                         Une double série de  phénomènes peut traduire cette in-séparation – ou cette non extraction de  l’objet – une double série de phénomènes qui traduisent ce trouble profond  de la motivation. D’un côté, le sujet ne manifeste pas d’intérêt  particulier : « j’ai du mal à avoir envie de quelque chose »,  peut dire tel sujet. Il peut vivre ainsi dans une sorte d’inertie immuable qui  n’est pas incompatible avec une circulation sans but, voire avec une  errance.  Dès lors, c’est toute la  séquence des démarches et des obligations, qui définissent un investissement de  la réalité sociale, qui se défait.  Si atteindre  l’objectif A est subordonné à la condition B ; mais si l’objectif A est  vide, s’il n’a pas de sens, la condition B elle-même perd tout pouvoir de  mobilisation du sujet.  De même, le corps  « socialisé », le corps qu’on soigne, tant au niveau de la  présentation qu’au niveau de l’hygiène, n’est pas l’objet d’un investissement  particulier, puisque c’est le corps réel qui absorbe, si je puis dire, tout  l’investissement.  Le langage, enfin,  comme lieu de production du sens, de communication, n’est pas investi, quand il  ne se défait pas en une fuite de la pensée qui ne peut s’arrimer à rien, ni  trouver une conclusion.  « Le centre  ne tient pas, tout se délite », comme dit un autre patient.
          D’un autre côté,  sur le versant du réel, d’autres phénomènes peuvent témoigner de  l’envahissement du corps par le corps, de cette appartenance de soi à soi, qui  peut réduire l’existence à l’inertie d’une pure présence. Ce sont les  comportements par où le sujet tente d’anesthésier à la fois ce vide de toute  motivation et ce trop de  présence,  par des consommations drogues ou d’alcool ou par des phénomènes  auto-mutilatoires, quand ce n’est pas par la tentative de suicide. Je ne fais  ici qu’évoquer les grands traits d’une phénoménologie clinique, connue de nous  tous, qui remettent  au centre de notre  réflexion et de notre pratique ce qui est fondamentalement en jeu dans des  comportements ou des modes de vie qui peuvent être épinglés comme manque  d’autonomie ou comme carence éducative.
                                        2. Par ailleurs, en  deuxième lieu, la non séparation de soi, la non extraction de l’objet, peut  donner lieu à une autre série de phénomènes qui relèvent cette fois plus  spécialement de la connexion de l’objet avec la volonté de l’Autre, avec le  manque de l’Autre. C’est le deuxième axe, lorsque l’objet dont le sujet n’est  pas coupé est surtout objet pour l’Autre.  Ce sont les conséquences de cette position en  rapport à l’Autre que nous avons surtout étudié lors de la journée sur le  transfert. Cette année, on propose surtout d’étudier les conséquences de la non  séparation sous l’angle de ce que j’ai appelé la « séparation de  soi ».  
              Les deux axes sont  évidemment corrélés, mais, sur tout un versant de la clinique, l’axe des  phénomènes qui semble prévaloir est celui d’une absence d’extraction de  l’objet, d’une non séparation de soi, où le rapport à l’Autre n’est pas  spécialement en jeu. Ici, il s’agit d’une « autonomie » non  revendiquée, il s’agit d’une autonomie déjà réalisée en quelque sorte : le  sujet n’a pas besoin de l’Autre, ne revendique rien, s’auto-suffit, comme je  l’ai déjà dit.
                                Logique d’un accompagnement 
                                
                                       Aborder ces  phénomènes cliniques sous cet angle paradoxal d’une sorte d’autonomie radicale,  peut peut-être nous aider à poser la question de l’accompagnement dans des  termes un peu différent de la perspective de l’apprentissage. Cela peut nous  aider à déplacer l’accent de la question des manifestations du comportement à  leur cause, c’est-à-dire au niveau de l’objet,   en tant que le statut de cet objet est corrélé à la motivation.  Cela nous aidera aussi à ne pas séparer la  dimension du social  de la  dimension clinique.
         La question du  degré d’assistance et/ou de coaching sur le plan des activités et des  démarches ( dois-je téléphoner à la place du patient, téléphoner avec lui ou  attendre qu’il le fasse lui-même ? ) n’est pas à négliger, mais elle  apparaît alors secondaire, au sens de venir en second lieu, par rapport à la  question d’une intervention qui se règle sur le   rapport du sujet à une réalité qu’il n’investit pas, ou sur une  coïncidence avec soi-même qui le rend indifférent aux idéaux en vigueur dans la  société. A partir du moment où l’enjeu n’est plus d’ordre éducatif,  mais d’ordre clinique, on pourra mieux  s’orienter dans la visée de notre action.
         Comment esquisser  alors une perspective pratique ?  Il  me semble qu’on peut situer les diverses formes d’intervention possible ou  envisageable, chaque fois à inventer, sur deux plans, fondamentalement. Il  s’agit, d’une part, de permettre ou de soutenir diverses formes d’éloignement,  de mise à distance, de voilement du soi réel – de l’objet que le  sujet est – en tant qu’elles peuvent constituer des équivalents ou des  substituts d’une extraction symbolique qui n’est pas opérante. Ce qui,  corrélativement, devrait permettre ou soutenir un certain investissement  d’autre chose que soi. 
         L’issue la plus  favorable, tout le monde le sait désormais, est celle qui consiste dans une  certaine extériorisation de l’objet, hors de soi, dans une production ou  une réalisation (fut-elle celle d’une collection d’objets insolites, par  exemple) qui capture  les bribes  pulsionnelles présentes dans le sujet. Personne ne méconnaît le bénéfice  cliniques de cette issue – même en l’absence de rémunération, la  rémunération pouvant très bien être représentée par les indemnités d’invalidité  – alors que se limiter à attaquer ces symptômes comme autant d’indices d’une  compétence perturbée, risque de compromettre ce bénéfice. D’une manière plus  modeste, cette extériorisation peut aussi se concrétiser dans un objet dont le  sujet ne se sépare pas, mais qui lui permet de se séparer, sur le modèle de ces  objets dont l’enfant psychotique ne se sépare pas pour pouvoir se séparer, pour  aller de la maison au centre de jour, par exemple.
         L’identification et  l’imaginaire peuvent également constituer une voie de mise à distance du soi  réel, qui peut aboutir à une certaine mobilisation. Car, moins le sujet  coïncide avec son être, plus il peut chercher l’être ailleurs.  Même si elle s’appuie sur l’alter ego,  sur l’image, sur l’imitation, cette relative mise à distance de soi par le  biais de l’autre va peut-être permettre une mobilisation qui n’est pas à  négliger, ne fût-ce que  par ses effets  d’éloignement du réel. 
         Concrètement, cela  peut se traduire par l’importance à accorder au vêtement, à l’habillage, au look,  moins dans un but éducatif que dans le sens d’injecter un certain goût pour le  semblant, sans oublier que l’utilisation d’éléments de l’habillement peut  assurer une certaine « tenue » du corps. Porter une casquette ou  porter un uniforme peut, dans certains cas, avoir un effet de nouage du corps  réel au corps de semblant. Mais il est vrai aussi  que le rapport à l’image peut se traduire par  l’exigence de ne pas changer de vêtements, car changer de vêtements, c’est  changer d’image de soi. Et lorsque l’image tient lieu d’identité symbolique,  changer de vêtements met  en danger sa  propre identité.  Il faudra donc trouver  une solution qui concilie cette fixité de l’image vestimentaire avec un souci  d’hygiène.
                                
                                  
                                    - De même l’espace de la chambre ou de l’appartement n’est pas  simplement un champ d’apprentissage et d’application des exigences de propreté  ou d’ordre. Il est aussi indissociable d’une problématique subjective où l’être  du sujet est en jeu, et dont l’angoisse peut en être un indice.  Une   patiente peut dire : « L’ordre m’angoisse, je ne me sens plus  chez moi ». Un autre : « Si mon appartement est tout à fait en  ordre, je m’inquiète parce que quand je n’ai rien à faire, ranger est une  activité de réserve qui me permet d’éviter l’angoisse ». 
 
                                    - L’accompagnement par le  thérapeute ou l’intervenant, ou l’animateur, ou l’analyste d’ailleurs, en  fonction de semblable, d’alter ego, s’inscrit aussi dans ce registre de  suppléance, de simili-animation, sorte de support externe, d’idéal du moi  extérieur, de regard qui soutient, entérine, reconnaît, et qui peut permettre  une mobilisation du sujet. L’accompagnement a, encore une fois, moins pour but  d’amener le sujet à apprendre un comportement ( apprendre à téléphoner tout  seul, par exemple ) que de constituer pour ainsi dire un support motivationnel.  Il est possible qu’après s’être inscrit à telle activité grâce à  l’accompagnement de l’intervenant, soutenu par le regard de l’intervenant, le  sujet s’y accroche par intérêt propre.
 
                                  
                                 
                                       Enfin, il s’agit,  d’autre part, sur l’autre axe, d’étudier la bonne façon d’introduire, selon  chaque cas, bien sûr, une médiation et une modulation des rapports entre le  sujet et sa sphère familiale. Le but n’est pas, ici non plus, de forcer  directement une séparation,   insupportable ou de toute façon impraticable, ni non plus, à l’opposé,  de « travailler avec la famille », comme on dit, mais de traiter  l’inséparation par des micro-dispositifs de réglage, de mise à distance du  parent ou de la famille, qui permettent au sujet de se décaler un peu de ce  qu’il est pour l’Autre. On sait que c’est bien souvent aussi au niveau de la  mère ou du père que le lâchage de leur objet-enfant rencontre une difficulté  insurmontable. On fait le pari que ces micro-dispositifs, par exemple au niveau  de la gestion des médicaments ou de l’argent, pourront contribuer à assouplir,  à défaire quelque peu la coïncidence du sujet avec son  être-objet-pour-l’Autre,  et, de ce fait,  le rendre pour ainsi dire plus disponible pour autre chose que lui-même,  pour un certain transfert vers la réalité ; ce qui ne manquera pas  d’avoir, indirectement, des effets de mobilisation et donc, si on veut,  d’autonomie, par rapport à une vie purement et simplement résorbée dans la  sphère familiale.
                                                            
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                                       Si on prend, à  titre d’hypothèse, la perspective d’une certain collage inconscient,  structurel, avec l’objet, comme cause du manque d’  « autonomie »,  peut-être  pourra-t-on orienter notre accompagnement dans le sens d’opérer quelque déplacement  ou quelque mise à distance de cette cause plutôt que d’essayer agir directement  sur un comportement « non autonome ».   L’autonomie ne peut être l’objectif direct de notre intervention ou de  notre accompagnement, puisqu’elle n’est que la conséquence d’un changement,  fût-il minime, qui se produit au niveau de la cause. 
                                         C’est pourquoi,  dans notre champ de travail, le lieu de vie apparaît être difficilement  dissociable du lieu de soin,  et  inversement. 
                                         C’est pourquoi  aussi nos institutions ne doivent pas se concevoir comme distribuées sur une  échelle de déspécialisation croissante, allant du soin à l’autonomie, ou du  thérapeutique au social – quand on sait que c’est justement avec l’immersion  dans le social, avec l’entrée dans une institution plus ouverte que les  difficultés surgissent, et, avec elles, une exigence d’approche clinique et de  stratégie thérapeutique. Nos institutions doivent plutôt se concevoir comme un  réseau de dispositifs à usages multiples, l’usage qui convient à chaque fois  étant au fond décidé par la problématique propre d’un sujet : fonction de  mise à distance, de mise à l’abri, de sortie de la solitude, de médiation,  d’identification, de rencontre avec un Autre à basse intensité  pédagogique; un usage qui a, de toute manière, comme horizon de permettre ou de  soutenir une certaine « séparation de soi » en tant qu’  « extraction » de l’objet. 
         On fait l’hypothèse  qu’une telle opération, axée sur l’objet subjectif, ne manquera pas d’avoir  indirectement des effets d’« autonomisation », plus stables,  pensons-nous, que les effets directes d’une opération de type persuasif,  pédagogique.  C’est du moins l’hypothèse  qui pourra être mise à l’épreuve, confirmée ou infirmée ou nuancée, par les  travaux à venir de notre Réseau.